Faut-il inventer un nouveau contrat de travail?*
Alors que le risque de requalification d’auto-entrepreneurs en salariés devient de plus en plus prégnant pour les plateformes de l’économie « collaborative », un cabinet d’avocat défend la création d’un contrat de travail ad hoc, adapté au secteur.
Solution simple ou simpliste? Pour répondre à la problématique épineuse du statut des travailleurs de l’économie collaborative, si débattue depuis que les requalifications d’indépendants en salariés commencent à fleurir dans les tribunaux, le cabinet d’avocats d’affaires Bersay & Associés suggère de créer un contrat de travail taillé sur mesure pour cette industrie des « plateformes ».
Il pourrait avoir les caractéristiques suivantes: un engagement de travailler 20 heures minimum par mois, avec une définition par le salarié de ses tranches horaires de disponibilité et la garantie du versement d’un salaire sur 20 heures minimum, la possibilité de travailler pour d’autres plateformes en parallèle, de travailler le dimanche, et de faire des heures supplémentaires sans contingent. Le salarié bénéficierait de congés payés, d’un socle minimum de droits, et notamment ceux attachés au versement des cotisations sociales. L’employeur pourrait mettre fin au contrat au cas où le salarié refuserait un certain nombre de fois d’effectuer les 20 heures requises. Le salarié aussi pourrait demander cette rupture ad hoc au cas où la société n’aurait pas été en mesure, à un nombre défini de reprises, de lui fournir les 20 heures de travail. Il verrait alors verser des indemnités de rupture.
« Le mariage de la carpe et du lapin »
Qu’un tel contrat offre des perspectives et des conditions de vie bien précaires aux personnes qui devront s’en prévaloir n’est pas la préoccupation première du cabinet d’avocat. « Les décisions de requalifications de chauffeurs VTC en salariés vont produire un effet boule de neige, prédit Jérôme Bersay. Face à un tel risque juridique, les investisseurs vont commencer à reculer. Et si les entrepreneurs ne parviennent plus à lever des capitaux, cela va freiner l’essor de l’économie collaborative, pourtant créatrice d’emplois. D’où l’intérêt de ce nouveau contrat de travail ». La proposition n’est pas du goût du président de la Fédération des auto-entrepreneurs et co-fondateur de l’Observatoire de l’ubérisation. « Si je comprends bien, pour éviter le risque de requalification, on requalifie avant… c’est très malin!, ironise Grégoire Leclerc. Sauf que l’entrepreneur salarié, c’est le mariage de la carpe et du lapin, c’est antinomique ».
Le groupe de sécurité BSL, client de Bersay & associés, appuie, lui, totalement la suggestion de réforme de son prestataire conseil. Pour recruter des agents qui obtiennent des missions via son application Gettguard, Patrick Senior dit n’avoir pas trouvé de réponse adaptée dans l’arsenal juridique existant. « Faire appel à des auto-entrepreneurs s’avère risqué et de toute façon, dans notre secteur, c’est interdit, explique-t-il. Nous passons donc un contrat de travail journalier avec chacun de nos agents, et effectuons, à la fin de chacune de leur mission, leur solde de tout compte, fournissons l’attestation Pôle emploi, etc. Pour éviter les risques de requalification en CDI, nous n’offrons pas plus de 60 contrats de travail par an à chaque agent. C’est dommage. »
« Les plateformes ne veulent pas s’engager »
Ce mode opératoire fait bien rire Emmanuel Dockès, universitaire à Paris Nanterre. « Il existe aujourd’hui, dans le droit français, des tas de façon de gérer les variations d’activité, problème principal auxquelles sont confrontés les plateformes, assure-t-il. Vous pouvez par exemple, conclure des CDI à temps plein. Si au final, le salarié a travaillé un petit moins de 35 heures par semaine, il est rémunéré sur la base de 35 heures quand même. Et s’il a travaillé plus que 35 heures, vous lui payez des heures supplémentaires. Tout cela est très abordable. Le fonds du problème, c’est que les plateformes ne veulent pas s’engager, ne surtout pas être amenées à licencier, donc elles rejettent en bloc le CDI ». Le Gr-Pact, collectif dont Emmanuel Dockès est membre, et qui vient de publier une proposition de code du travail en moins de 400 pages, étend « tout simplement » le salariat aux travailleurs des plateformes. Il range ces derniers dans une nouvelle catégorie: les « salariés autonomes ». Le code du travail leur est ainsi applicable.
Emmanuelle Barbara, avocate chez August & Debouzy et auteur pour le think tank Génération Libre d’une note intitulée « Redéfinir le contrat à l’ère du numérique », estime elle aussi la proposition de Bersay de créer un contrat de travail ad hoc totalement inappropriée. « Encore un nouveau contrat, encore une nouvelle usine à gaz!, se désole-t-elle. Les rapports Terrasse, de l’Igas, du Haut conseil à la sécurité sociale, du conseil national du numérique, et j’en passe, font tous état de distinguo subtils entre les différents types de plateformes numériques. Non seulement il est compliqué d’englober toutes les situations dans un seul contrat, mais il est vain de croire que la réalité ne va pas évoluer plus vite que le droit. »
Le lien de subordination au centre des discussions
Que faire alors? Les patrons de la CPME suggèrent, pour se prémunir des risques de requalification, de créer un « contrat de collaboration », sur le modèle italien. Une sorte de contrat intermédiaire entre le salariat et le travail indépendant, qui exonérerait l’entreprise de ses obligations en matière de droit du travail, tout en garantissant une protection sociale. Chez Bersay & Associés, on ne croit pas à cette formule. « Dans le contrat de collaboration, il n’y a plus de lien de subordination, pointe l’avocate Anne-Lise Puget, alors que pour construire une marque, il faut pouvoir faire appliquer un cahier des charges, et donc appliquer des directives. »
Un argument non recevable par Emmanuelle Barbara: « Les directives ne sont plus forcément des instructions ‘à l’ancienne’, qui induisent un lien de subordination« . L’avocate est de toute façon de ceux qui défendent carrément la suppression de cette dernière notion, « héritée d’un autre temps », comme critère du salariat. « Il faut que le législateur intervienne, ce n’est pas normal que la définition du contrat de travail soit aux mains des juges », fait-elle remarquer. Si le lien de subordination disparaît, la requalification devient de facto beaucoup moins évidente. « Mais ce qu’il faut, aussi et surtout, c’est revoir la protection sociale des indépendants, insiste l’avocate. S’ils sont aussi bien protégés que les salariés, il n’y aura plus d’enjeu. » Un axe porté par le candidat Macron, qui envisage notamment, s’il est élu, de leur faire bénéficier des allocations chômage.
En attendant que le droit s’adapte aux mutations de la nouvelle économie, « les dégâts pourraient être limités en cas requalification », estime Jacques Barthélémy. Le co-auteur avec Gilbert Cette de l’ouvrage Travailler au XXIe siècle, recommande que soit supprimée la loi de 1997 qui a introduit la notion de travail dissimulé salarié. « La sanction civile suffit », pense-t-il. Jusqu’à 225 000 euros d’amende. C’est le tarif, en cas de condamnation pénale.
* Reproduction de l’article de « L’Express L’Entreprise », du 06/04/2017 par Marianne Rey
Article original disponible ICI